Mutations du travail et tiers-lieux

En effet depuis des années, les tiers-lieux se multiplient et (re)dynamisent l’activité des territoires (urbains, péri-urbains et ruraux). Les actions menées au sein de ces espaces permettent d’en faire des outils du territoire et de développement économique local. À la demande du ministre de la Cohésion des territoires, un rapport de la mission Coworking a été publié en 2018 par Patrick Levy-Waitz, 1800 tiers-lieux sont recensés en France.  

Au travers de cet article, nous chercherons dans un premier temps à appréhender le concept de tiers-lieu en tant qu’espace de travail alternatif. Cette première considération, nous mènera à un questionnement autour de notre rapport à l’espace de travail, qu’il soit physique ou numérique et à ces conditions hors de l’entreprise. Enfin, nous interrogerons l’idée d’une utilisation des tiers-lieux face aux transformations et enjeux sociétaux actuels. 

Définir les tiers-lieux : entre espace et univers de travail. 

Le concept de tiers-lieu est complexe à définir tant il est caractérisé par des espaces variés et par des réalités multiples. À mi-chemin entre le domicile et le lieu de travail, il est aujourd’hui défini comme un espace hybride où se rencontrent une diversité d’idées et de personnes.  

La notion de tiers-lieu a été introduite pour la première fois en 1989 par le sociologue urbain Ray Oldenburg dans un contexte de déclin de la socialisation des banlieues. Ce concept est alors utilisé pour caractériser les espaces qui favorisent les relations et les échanges entre les personnes. Le tiers-lieu est alors défini comme « un lieu où l’on prend plaisir à se rassembler, où l’on tient des conversations, où l’on échange. Une sorte d’agora, publique ou privée, un café du commerce, ou comme dans son temps le lavoir » (Oldenburg, 1989).

Aujourd’hui, les tiers-lieux revêtent encore des formes diverses qui vont des commerces (cafés, cybercafés, etc), aux lieux d’apprentissages (bibliothèques, médiathèques, etc), aux espaces virtuels (Wikipédia) ou encore à des nouveaux lieux de créativité que l’on compte de plus en plus nombreux dans les paysages urbains.

Parmi eux, on retrouve des espaces de travail partagés appelés coworking, des laboratoires vivants appelés Living Labs ou encore des laboratoires de fabrication numérique nommés Fab Labs. Il est important de relever la flexibilité de ces espaces et de leurs usages ; TUBÀ, par exemple, héberge dans ces lieux à la fois un espace de travail ouvert mais aussi un Living Lab pour y mener des expérimentations. 

C’est dans un contexte d’intérêt mutuel qu’un tiers-lieu émerge (partage d’un espace de travail, de valeurs, d’intérêts économiques) et se développe ensuite grâce à une dynamique communautaire. Ces espaces de travail partagés et collaboratifs sont caractérisés par des valeurs et des ambiances communes que sont la convivialité, l’échange et la créativité. Toutefois, Burret (2013) – sociologue français – fait le constat que les tiers-lieux sont essentiellement fréquentés par les acteurs·rices du numérique, de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Ce constat peut s’expliquer par le fait que ces types de publics évoluent avec le numérique et qu’ils ont ancré dans leurs pratiques quotidiennes des modes de travail collaboratifs et distanciels. Soutenus par l’espace de travail numérique, leur considération de l’espace de travail physique peut davantage être flexible par rapport à celle des travailleurs·euses évoluant exclusivement dans les locaux d’entreprises.  

Nous proposons alors de questionner cette notion d’espace de travail, qu’il soit physique ou numérique. 

L’espace de travail : à la frontière entre le physique et le numérique.  

À l’heure où le télétravail se démocratise et où le prix de l’immobilier ne cesse d’augmenter – surtout dans les grandes villes – le poste fixe comme seul espace de travail se veut de moins en moins indispensable. En 2019, Sociovision réalisait une enquête en ligne – auprès de 1218 actifs français, travaillant dans un bureau – pour l’Observation Actineo. Cette enquête était placée sous la direction d’Alain d’Iribarne, chercheur CNRS et directeur du conseil scientifique d’Actineo. Comme l’indique cette enquête, 50% des actifs seraient prêt à ne pas avoir de bureau attitrés s’ils ont accès aux outils dont ils ont besoin pour mener à bien leurs missions. Avec l’arrivée de nombreux outils numériques favorisant le travail collaboratif – tels que les outils de gestion de projets, les réseaux sociaux d’entreprises, les messageries instantanées ainsi que les outils de vidéoconférence – la notion d’espace de travail est remise en question.  

En effet, nous observons depuis plusieurs années le développement des travailleurs·euses nomades, pour qui l’espace ainsi que les outils de travail sont essentiellement numériques. Notons que 1/3 des actifs travaillant dans un bureau sont travailleurs nomades réguliers (Enquête ACTINEO, 2019). Pour ces travailleurs·euses, le numérique fait le lien entre leur espace de travail personnel et collaboratif. Indépendants·es, leurs outils de travail facilitent les communications, ce qui peut être un moyen pour eux·elles d’élargir leur réseau professionnel. Leur espace de travail leur permet d’apprécier une certaine liberté dans leur propre organisation et dans leur gestion du temps, par rapport à d’autres modèles organisationnels. Les travailleurs·euses nomades dépendent de la technologie et du matériel informatique, car l’outil numérique devient le seul point de contact entre le physique et le virtuel. Mais comment faire lorsque son activité ne s’ancre pas dans un espace physique ? Ici est tout l’enjeux des tiers-lieux.  

Le travail nomade, la démocratisation du télétravail, la période liée à l’épidémie de Covid-19 sont autant d’éléments nous incitant à questionner l’espace. Mais, réduire le travail à une unique forme numérique, semble limiter une des capacités intrinsèques des espaces de travail physiques : la création de lien social. C’est ainsi que le tiers-lieu allie les potentialités du numérique avec un élément essentiel à l’humain, l’interaction sociale. Il réunit dans un seul et même espace de multiples compétences, expertises, personnalités mais également, différents modèles d’organisation encourageant l’horizontalité. Les tiers-lieux se constituent en réseau, favorisent les échanges ainsi que le soutien des protagonistes. Nous observons depuis 4 ans un bond du taux de fréquentation des tiers-lieux de type espace de coworking. En effet, entre 2015 et 2019 le pourcentage d’utilisation des coworking est passé de 15% à 38%. 

Comme sur un réseau numérique, les personnes qui composent un tiers-lieu sont primordiales, elles sont les garantes de la dynamique interne. Ainsi, chaque tiers-lieu est singulier et s’adapte avec et en fonction des personnes qui le composent. Interroger l’usage des tiers-lieux par un public plus large, nécessite d’envisager les motivations que pourraient avoir ces télétravailleurs·euses et à investir de tels espaces.  

Démocratiser les tiers-lieux, une éventuelle réponse au contexte actuel. 

Alors que le bien-être au travail est aujourd’hui un enjeu majeur pour les entreprises, nous pouvons désormais estimer la valeur d’un poste de travail confortable et calme, l’accès à un wifi performant et sécurisé, l’usage d’équipements adaptés ou encore même la simple possibilité de pouvoir discuter ou partager un repas avec un·e collègue. S’ajoute à cela de nombreuses problématiques liées aux trajets quotidiens des travailleurs·euses tels que les embouteillages, les pics de pollution, les perturbations de train ou encore la surfréquentation des métros aux heures de pointes. Que ce soit par l’usage de la voiture personnelle ou des transports en commun, ces problématiques sont récurrentes et elles nous invitent à questionner le temps et le budget que nous accordons à ces déplacements pendulaires ainsi qu’à leur impact écologique. En somme, le choix de l’espace de travail et de sa localisation est une priorité afin de répondre à ces enjeux d’ordre personnel, qu’ils soient financiers, familiaux ou encore environnementaux. 

Ces constats nous permettent de considérer la pertinence des tiers-lieux comme une alternative à l’espace de l’entreprise et à celui du domicile. Alors que l’organisation du travail peut souvent contraindre par sa rigidité, le tiers-lieu peut ouvrir à de nouvelles possibilités en offrant un espace flexible et adaptable aux nouvelles manières de travailler. La création de ces espaces communs favorise l’échange et la complémentarité entre des personnes qui ne travaillent pas pour les mêmes structures ni sur les mêmes sujets. En tant que foyer d’intelligence collective, Burret (2013) indique que le tiers-lieu est “une configuration sociale où la rencontre entre des entités individuées engage intentionnellement à la conception de représentations communes”. Par cette définition, nous pouvons envisager l’intérêt de construire une culture des tiers-lieux qui inviterait un public plus large à s’y investir et à s’approprier ces espaces.  

Il peut être aussi intéressant de se demander comment la ville pourrait-elle s’aménager pour diminuer les déplacements pendulaires de ses habitants·es ainsi que l’empreinte écologique des logiques de mobilités actuelles. Cette réflexion peut également être ouverte aux habitants·es des espaces péri-urbains et ruraux qui se déplacent chaque jour pour travailler en ville. L’émergence de tiers-lieux hors des villes peut être une stratégie de développement de ces territoires et participer à décentraliser l’activité en ville. Cependant, 80% des tiers-lieux risquent de fermer suite à l’épidémie de Covid-19, d’après une enquête menée par France Tiers-Lieux (2020). Accompagner le développement et la pérennité de ces lieux hybrides et fragiles représente donc un défi majeur pour les collectivités et pouvoirs publics dans les années à venir.  

L’équipe du TUBÀ 

Bibliographie