Entre digitalisation et télétravail, quel équilibre à mettre en oeuvre pour les collaborateurs ?
contexte
introduction au sujet
La crise sanitaire actuelle et le confinement ont profondément modifiés et impactés la façon de travailler de nombreuses personnes et semble renforcer la digitalisation de l’espace de travail et imposer le télétravail, habituellement choisi et non subi. Nous proposons de réfléchir à l’impact de cette digitalisation sur le bien-être des travailleurs en compagnie de professionnels de grandes et petites entreprises mais aussi d’experts et chercheurs du bien-être au travail.
Quel impact pour les professionnels ? D’un point de vue individuel, relationnel, organisationnel et identitaire ? Les échanges sont structurés autour de ces 4 dimensions inspirées de la théorie de l’acceptabilité située de Bobillier Chaumon.
Face à ces différentes observations, TUBÀ, en tant qu’acteur de la médiation numérique a décidé de mener un meet-up auprès du public professionnel en partenariat avec SNCF (direction digitale) et Enedis afin d’ouvrir la discussion et le débat autour des enjeux du futur du travail. En parallèle, un article concernant les mutations du travail et le rôle des tiers-lieux a été rédigé. Ces formats ont permis de croiser les regards d’expert·es de la thématique mais également de sensibiliser le grand public aux enjeux relatifs à la digitalisation de notre poste de travail et à son impact sur notre pratique.
EXPERT·ES INTERVENANT·ES
- Julie Fabbri (EM Lyon Business School – Professeure en management de l’innovation) : Mutations de notre rapport au travail dans l’espace et le temps (réseau RGCS).
- Clothilde Ferrier (ENEDIS – Adjointe à la direction relation client) : Management des plateaux clientèles. Collaboration entre les équipes.
- Elsa Laneyrie (GREPS Université Lyon 2 – Maître de conférences) : Psychologie du travail et ergonomie : Étude des comportements humains au travail dans le but de conserver la santé et la performance des collaborateurs. Impact des changements sur les individus, collectifs et organisations.
- Luc Mertzweiller (eRHgo – Co-fondateur et directeur R&D) : Reconnaissance des compétences en situation de travail. Solution d’accès à l’emploi pour la promotion des chances.
- Rémy Pruniaux et Annabelle Mayoux-Lagrange (SNCF – Direction digitale) : Futur du travail et transformation managériale.
synthèse des échanges
ENJEUX DE LA DIGITALISATION DU POSTE DE TRAVAIL ET DU TELETRAVAIL SUR LES COLLABORATEURS
Digital Workplace ?
Rémy Pruniaux – SNCF digital
Au-delà de la crise sanitaire, le « digital worplace » est abordé comme un sujet fondamental à traiter au sein du groupe, posant plusieurs enjeux. D’une part d’un point de vue technologique : des infrastructures (les cloud et connectivités) sont indispensables pour déployer cette digitalisation du poste de travail à distance. D’autre part, d’un point de vue spatial : il est important d’avoir une continuité sur les différents espaces et modalités de travail (bureau, domicile, tiers-lieux). Enfin, d’un point de vue organisationnel : les sujets d’autonomie et de confiance (tant pour les organisations que les collaborateurs) sont bouleversés.
Des défis à relever pour les entreprises …
- Capitalisation sur ces nouveaux usages : pérenniser les bonnes pratiques, la déconnexion.
- Automatisation des tâches : work management.
- Cybersécurité : approche Zero Trust.
- Reaménagement des bureaux : expérience du bureau.
- Agilité : travail synchrone / asynchrone.
- Collaboration : permettre aux différentes équipes de travailler ensemble sur des sujets transverses.
- Reconfiguration des territoires : le télétravail désengorge la ville / nouveaux rapports à la mobilité.
MANAGER ET ÉQUIPES À DISTANCE, QUELLES CRAINTES ?
Le télétravail a été subi en « mode crise » par certaines entreprises n’étant pas familières avec ce procédé, créant certaines craintes chez les managers sur différents aspects :
- Productivité : perte du contrôle direct sur les collaborateurs.
- Animation : comment mobiliser et garder la cohésion d’équipe quand on a perdu tous les ryhmes et rites ?
- Formation : comment assurer la professionnalisation et l’intégration des nouvelles recrues ?
- Innovation : partage de bonnes pratiques entre pairs lors de temps formels et informels restreint.
- Équilibre / bien-être : détection de signaux faibles (ambiance, tension, non dits).
DIMENSION INDIVIDUELLE
un impact DU TÉLÉTRAVAIL présent SUR 4 sphères
sphère Psychique
– Addictions : créées par l’éloignement du collectif, développant la solitude et augmentant le temps passé sur l’écran ; et du workaholisme : l’addiction au travail.
sphère Physique
– Doit privé / public : en majorité, le télétravail s’exerce chez soi, (droit privé) la médecine du travail n’a donc pas accès à ce lieu pour faire des aménagements si nécessaire.
sphère SOCIALE
– Reconnaissance des émotions : confusion dans l’interprétation des émotions des collaborateurs (impact sur le collectif et la manière dont on répond aux demandes des collègues).
– Bouleversement des rythmes : moins de temps pour questionner son activité (enchaînement de réunions), créant un risque d’isolement et d’échec.
Sphère cognitive
– Infobésité : accès à un nombre très important de données et des interruptions de tâches multiples par téléphone, par mail, par tchat créant une surcharge cognitive. Le traitement de l’information est drastiquement réduit.
TÉLÉTRAVAIL ET ÉQUITÉ ?
Le télétravail qui a été vécu par une majorité de travailleurs en 2020 (notamment avec le premier confinement) était un télétravail radical, imposé, global, qui a conduit à ouvrir les frontières entre deux sphères habituellement distinctes : les sphères personnelles et professionnelles, qui ce sont inévitablement mélangées.
Le télétravail est une modalité (forme d’organisation), qui est donc étroitement liée aux conditions de travail. Or, à poste et qualification égale, les conditions de travail à distance (en télétravail imposé) ne sont pas les mêmes car elles dépendent des conditions personnelles (problèmes familiaux, conflits d’usage des espaces, relations avec ses enfants, taille de son appartement, agencement, mobilier). La sphère personnelle devient alors une variable inhérente aux conditions de travail, ayant donc un impact direct sur la sphère professionnelle.
Au délà de la question de l’équité soulevé par ce glissement des conditions de travail, il est important de questionner la combinaison entre la personne qui travaille et l’activité exercée, pour savoir si cette combinaison est pertinente dans une modalité de télétravail ou pas, si elle est possible ou pas. Cela pousse à repenser les politiques de recrutement des entreprises (télétravail imposé ou non ?), pouvant potentiellement devenir un nouveau vecteur de discrimination (Est-ce que certains candidats ne seront pas discriminés a priori pour leur impossibilité à télétravailler au regard de leurs conditions de vie, malgré leurs compétences ?).
DIMENSION RELATIONNELLE
démocratisation des outils collaboratifs
La démarche de digitalisation a été initiée à SNCF pour développer un management plus transparent : développer l’accès à l’information, développer l’intelligence collective et communiquer à distance (pour répondre aux problématiques des collaborateurs : horaires décalées, multiplication des sites et des équipes).
L’usage d’outils digitaux collaboratifs pour accompagner les relations managers/équipes a été développé autour de plusieurs axes et cas d’usage identifiés :
- Communiquer, échanger, partager (Teams, Skype Entreprise)
- Planifier des tâches (Planner)
- Stocker et partager des fichiers (SharePoint)
- Collaborer dans les projets (Wiki)
- Animer et brainstormer (Klaxoon)
accompagnement vers la digitalisation
Cette démarche de digitalisation a été accompagnée en local via des formations d’entreprises sur la prise en main de toutes ces applications, tutoriels, astuces, rendez-vous ritualisés etc. Des ReX ont également été mis en place pour comprendre les besoins et les difficultés qui avaient été rencontrées pendant le confinement et continuer à aider et à orienter vers ces outils / aides.
Certaines entreprises (dont Enedis) réfléchissent notamment à la co-construction d’une charte de fonctionnement – entre manager et collaborateurs – qui doit être propre à chaque équipe : posant les règles de vie, d’hygiène, d’organisation nécessaires pour bien vivre le télétravail.
ET APRÈS ?
Une fois que les outils ont été compris (que les early adopters s’y sont mis) des innovations ont opérées chez certains managers : des feuilles de suivi non imprimées mais digitalisées ont été mises en place sur un espace participatif collaboratif, le travail asynchrone s’est développé (pas d’obligation d’être présent avec son équipe ou sur les mêmes horaires de travail puisque l’on a des horaires décalés), la mise en place de temps informels s’est démultipliée : cafés digitaux, repas visio en communs etc. pour travailler ensemble et conserver la cohésion d’équipe (remettre en place des rythmes et des rites).
travail collectif et collectif de travail ?
Pour étudier l’impact de la digitalisation sur les dynamiques collaboratives il peut-être intéressant de dissocier le travail collectif des collectifs de travail (Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux – Yves Clot) :
- Travail collectif : Comment est-ce qu’on atteint ensemble un objectif commun ? (outils de collaboration)
- Collectif de travail : Ensemble de ressources humaines dans lesquelles le collaborateur va puiser pour mener mon projet.
Un collectif de travail ne fonctionne pas nécessairement en travail collectif. Cela pose donc la question de la solidarité et de la motivation intrinsèque. Pour renforcer ces collectifs de travail et susciter l’engagement il peut être pertinent de s’inspirer des communautés virtuelles qui fonctionnent bien, notamment dans le monde de l’open source.
DIMENSION ORGANISATIONNELLE
VERS UN CHANGEMENT DES SCHÉMAS ORGANISATIONNELS
Le recours massif au télétravail pose donc des enjeux d’un point de vue indiduel mais aussi collectif (relationnel). Cela remet également en cause l’oganisation même du travail soulevant de nombreuses questions pour les entreprises :
- Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences bouleversée : les changements technologiques se multiplient et les compétences deviennent vite obsolètes.
- Prévention de la santé, de la qualité de vie au travail : risques psycho-sociaux évoqués précédemment.
- Sens donné au travail : la matrice espace/temps est modifiée (multi-localisation, quel intérêt à venir au bureau ?).
Déjouer les limites du télétravail
Elsa Laneyrie – GRePS
L’OCCASION DE RE-SPATIALISER LE TRAVAIL
Cette période de télétravail subi est l’occasion de questionner le cadre spatio temporel du bureau. D’une part, repenser le bureau (l’espace de travail) du point de vue de l’utilisateur (du travailleur) : le bureau comme incarnation physique de l’entreprise pour y faire quoi ? Avec qui ? Dans quelle séquence? De quelle manière ? Il est indispensable de partir du terrain, des usages existants et des usages à venir plutôt que d’une logique de contrôle descendante.
D’autre part, réenchanter l’expérience de bureau, en intégrant l’idée que l’espace n’est pas neutre, qu’il est un terrain de jeu dont il faut se servir, pour réaliser nos attentes, de manière ancrée et située. Il faut tendre vers moins de passivité et plus de liberté sur la gestion et le contrôle de son espace de travail.
DIMENSION IDENTITAIRE
OBSERVATION DU TRAVAIL RÉEL
Le télétravail en tant que modalité, ne doit pas être subi en s’y adaptant, mais maîtrisé en appréhendant et en travaillant en fonction de ses propres situations de travail. Pour cela Il est important de cadrer d’un point de vue sociétal, ce qu’on a envie de faire ou pas concernant la politique de l’entreprise, pour essayer de se poser des repères, sans aborder une position prescriptive. Il serait davantage pertinent d’outiller les travailleurs et les travailleuses à évaluer leurs conditions de travail personnel, notamment pour apprécier la faisabilité de leur travail ainsi que l’impact de ce télétravail sur l’identité professionnelle. Cette analyse passe par l’observation réelle des situations de travail : par et pour le travailleur.
FAIRE ENTREPRISE ?
Enfin, ces nouvelles pratiques de travail questionnent l’identité collective dans le travail, et le concept même d’entreprise. Bien que représentant des opportunités pour l’entreprise et les collaborateurs, notamment en permettant d’imaginer de nouveaux modes de faire, la vaporisation des effectifs dans l’espace et le temps bouleverse le travail collectif et ce qui « fait entreprise ». Que reste-t-il de l’entreprise en tant que projet collectif et identité commune et partagée quand le schéma entier – organisationnel, relationnel, individuel – est modifié ?